Archives du blog

19 déc. 2010

Moonlight Sonata - n°11

Ils décidèrent de terminer leur soirée dans un petit cabaret qui se trouvait non loin du restaurant dans lequel ils avaient dîné. Ils prirent place à l'une des tables qui entouraient la scène, et Archy commanda à boire pour tout le monde. Martha, loin d'être refroidie par l'attitude distante d'Alex, commentait tout ce qui se présentait à ses yeux. Après s'être extasiée sur la lumière tamisée de l'endroit, sur la couleur des rideaux et des banquettes, et sur la robe de Martha, sans parler de… Alex s'ennuyait mortellement. Le velours du rideau, il le connaissait déjà par coeur : il y fixait son attention depuis une éternité, espérant y trouver une voie de sortie par l'imaginaire. Un pli devenait un gouffre dessiné dans des terres lointaines, la texture voluptueuse du tissu, la peau d'une femme. Mais quand une intonation de voix, une apostrophe le ramenait à la conversation, il voyait le spécimen qu'il avait à ses côtés et se désespérait. Il était d'habitude plutôt proche de son frère, mais cette petite trahison lui donnait l'impression qu'il ignorait tout de lui; aussi lui en voulait-il et une distance nouvelle s'installa entre eux. Quant à Annah, elle n'avait finalement pas fait grand chose, mais la voir discuter comme si de rien n'était avec cette pintade l'énervait tout autant. Il détestait ces gens qui emmerdaient les autres, sans le vouloir et sans en avoir l'air... c'était une situation sans issue, dans laquelle personne n'avait rien à gagner.

Le spectacle commençait : une nouvelle musique, plus forte et plus énergique retentit, et les rideaux s'ouvrirent, laissant apparaître une scène encore plongée dans l'obscurité. Ce fut comme une bouffée d'air frais pour Alex : enfin quelque chose pour le distraire. Quatre hommes en costume et noeuds papillons arrivèrent sur scène, et commencèrent à claquer des doigts. Un homme assis à une table voisine, siffla. Alex le regarda, et fut frappé par ce visage qu'il avait déjà vu quelque part. A ses côtés, deux femmes et un homme. L'une des femmes avait l'air coquette, et un visage qui, sans être particulièrement intéressant, avait son petit charme. L'autre au contraire, semblait peu préoccupée par son apparence, mais avait des yeux d'un bleu profond, qui lui conféraient une beauté froide. L'autre homme, à peine plus grand que les dames, avait un air sympathique, et un peu enfantin; il observait le spectacle avec malice. Alex regarda la scène à nouveau, cinq femmes avaient à présent rejoint les danseurs en costume: l'une chantait, pendant que les autres dansaient avec leurs partenaires masculins. 

La chanson était agréable, et parlait d'un homme qui connaissait plusieurs désillusions amoureuses, ce sur un air plutôt guilleret. Les femmes portaient des bustiers de soie rose pale qui les mettaient en valeur, et des collants sombres. Elles se déplaçaient avec légèreté et sensualité, et étaient comme des ornements pour la chanteuse. Celle-ci avait une très belle voix, et était une femme pulpeuse, qui lançait aux messieurs des premiers rangs des regards envoûtants. Alex n'y fut d'ailleurs pas insensible. Il remarqua alors l'une des danseuses, brune et gracieuse, qui dansait avec un grand sourire : il eut l'impression de voir Emma. Décidément, c'était la soirée. Et plus il la regardait, plus cela devenait une certitude. Il pouvait se tromper, avec les projecteurs qui rendaient son teint trop éclatant, et le maquillage pâle, mais il reconnaissait en ce visage ce je ne sais quoi qui fit battre son coeur plus fort. Il vit alors que le jeune homme qu'il avait remarqué plus tôt, dont les cheveux étaient d'un rouge éclatant, faisait des petits signes à cette jeune femme.
Emma. Mais oui, c'était elle. Mais si c'était elle, que faisait-elle ici ? Elle ne lui avait jamais parlé du cabaret, et même s'il avait déjà pu la voir danser, il l'imaginait mal accepter ce genre de travail. Non, ça ne pouvait pas être elle — elle devait l'obséder, et du coup il la voyait partout. Il n'avait jamais été très physionomiste à vrai dire. Il se dit alors que s'il la fixait, il y aurait bien un moment où son regard croiserait le sien, et qu'il verrait à sa réaction – ou à son absence de réaction – si elle était bien celle qu'il croyait ou non.

Elle dut sentir ce regard qui suivait chacun de ses pas, puisque, quelques instants plus tard, ses yeux se posèrent sur lui. Elle eut l'air surprise, esquissa un sourire et lui fit un petit clin d'oeil avant de disparaître derrière une des autres danseuses. La danse se termina rapidement, et elle quitta la scène.
Alex avait envie d'aller la voir et de lui parler, mais ne voulait pas de se justifier auprès de son frère; il cessa d'hésiter quand il vit que le jeune homme aux cheveux rouges à côté de lui se leva et partit en direction des coulisses. Il prétexta qu'il devait aller aux toilettes, et le suivit, passa les quelques portes qui séparaient la salle de la partie plus privée du lieu, et, un peu timide, parcourut les couloirs tout en souriant aux danseuses qui discutaient. Il aperçut alors la chevelure brune d'Emma. L'homme aux cheveux rouges venait d'entrer dans sa loge. Qui était-il ? Cela l'agaçait. Il s'avança pourtant jusqu'au pas de sa porte, et y resta quelques instants, n'osant pas entrer. 

- Alex ! appela Emma qui l'avait aperçu, en souriant. Je ne savais pas que tu devais venir. Je ne me rappelais pas t'avoir dit que je dansais d'ailleurs.
- Non, tu ne me l'avais pas dit.
- Emma, tu es sûre que ça va ? Demanda l'autre homme, qui regardait Alex d'un air suspicieux.
- Mais oui, c'est un ami. D'ailleurs, laisse nous Jaques. Merci d'être venu me voir, c'est très gentil. Je viendrai vous retrouver tout à l'heure, nous irons fêter ça, dit-elle en l'embrassant sur la joue.

Il sortit, et quand il eut fermé la porte, Alex demanda :

- Ce n'est pas ton … ?
- Mon « homme » ? continua-t-elle en souriant. Non, il ne mange pas de ce pain là, à vrai dire. C'est Jaques, un ami très cher. Nous nous connaissons depuis longtemps.
- C'est étrange, j'ai cette impression... comme si je l'avais déjà rencontré.
- Oui, et c'est le cas, répondit-elle, mi-sérieuse, mi-rieuse.

En voyant la tête perplexe d'Alexei, elle continua.

- Tu l'as croisé en bas de ton immeuble, il t'a parlé pour me laisser le temps de ressortir de chez toi.
- De ressortir de chez moi ? s'exclama Alex, surpris et un peu énervé.
- Oui, je m'y étais introduite pour récupérer mes affaires. Je savais où tu habitais car je t'avais suivi. Cela m'agaçait que tu ne me les rende pas, donc j'avais décidé de les récupérer par moi-même. Mais elles n'y étaient pas, et tu connais la suite...
- Je n'en reviens pas. Tu joues les petites donneuses de leçon, tu boudes et me traites comme un enfant qui devrait regagner tes faveurs, mais tu ne vaux pas beaucoup mieux. Enfin, non, tu ne vaux pas mieux. Moi au moins je suis honnête. Toi, tu joues – ah oui, c'est amusant de jouer avec les gens. Tiens, moi qui m'étonnais que tu danses ici, ça ne me surprend plus maintenant.
- Pourquoi, qu'est-ce que tu veux dire ?
- Oh, tu le sais très bien. Tout ton petit jeu... Tu attises, tu fais tout pour être désirée, et après, tu joues les saintes-nitouche. Là, tu te vends, et après tu voudrais qu'on voie comme tu es un esprit libre, qui ne se compromet pas, jamais. Je croyais que tu avais un bel esprit, mais de toute évidence je me suis trompé. Tu fais semblant, tu te donnes des grands airs, et c'est tout. Tu m'écoeures.
- Alex...

Mais il partit, claqua la porte derrière lui, revint à sa table, annonça froidement qu'il ne se sentait pas très bien, et sortit. Il sentait sa gorge se serrer, une boule de colère dans son ventre. La mâchoire crispée, il rentra chez lui, et se coucha tout habillé.

1 commentaire: