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23 janv. 2011

Moonlight Sonata - n°14

L'air était un peu frais, et la nuit finissait de tomber quand Alex partit en direction du Leyton. Il admirait les enseignes lumineuses, qui brillaient un peu partout autour de lui, et y voyait la gaie annonce de la soirée à venir, qui le réjouissait beaucoup. Il avait cette tendance à se refermer sur lui-même parfois, quand il vivait des choses fortes par exemple, et comme pour se concentrer sur l'évènement, il élaguait tout autour de lui : il ne sortait presque plus, ne voyait plus grand monde, réduisait ses sorties au minimum. Au bout d'un moment, cet isolement le rendait irritable et l'imprégnait d'une sorte de mollesse qu'il détestait. Aussi chaque retour à la vie, comme celui de ce soir-là, était une petite renaissance.

Il entendait les gens parler et s'agiter autour de lui, laissait le vent léger s'infiltrer entre ses doigts, examinait avec plaisir les petits détails qu'il remarquait autour de lui : un sourire, un regard, un rire un peu faux, une discussion animée... Il aimait voir tous ces gens, enfoncés dans leur existence, qui la vivaient sans trop voir le grand tableau auquel ils participaient.

Il arriva au Leyton vers 21h10, et remarqua aussitôt Ed assis à une banquette un peu plus loin. L'endroit était assez chic ; là, près du bar, de petit groupes de jeunes gens bavardaient avec un peu affectation. Il passa au bar se commander un scotch, et vint s'asseoir aux côtés d'Ed, qui tenait son regard sombre fixé sur son verre au contenu ambré.

- Kirinov ! Merci, j'ai eu peur que personne ne vienne.

Ed avait la manie d'appeler les gens par leur nom de famille. Lui-même se nommait en réalité Edmond Valmy, et avait dû attraper ce tic durant les quelques années qu'il avait passées dans les cercles intellectuels qui sévissaient à Montmartre. Ces quelques années parisiennes avaient fini de faire de lui ce qui n'était encore que des tendances quand Alex l'avait connu au lycée. Ed avait cette intelligence perçante et mal assise qui le rendait aussi tourmenté que lunatique. Il était souvent mal habillé et faisait arborer à son visage un air austère, mais son regard troublant et ses traits fins le rendaient touchant. Alex lui serra la main et s'assit près de lui. Il répondit au serveur venu prendre sa commande, et se mit à inspecter les lieux, autant pour observer l'univers dans lequel il se trouvait que pour y trouver un sujet de conversation. Ed était en effet un ami de longue date, mais avec qui il n'avait jamais entretenu de liens très intimes; il l'appréciait pourtant beaucoup, et se sentait coupable de ne pas trouver de sujet à aborder. Aussi, il se contenta d'une question assez vague, et qu'il trouva insipide : « Alors, ça se passe bien à ton boulot ? »

- Mhh oui, j'ai mon petit train-train... Mais je fais des choses assez diverses ces temps-ci, donc c'est assez intéressant. Je travaille pour une agence de pub, mais aussi sur un projet de bande dessinée avec un ami, ça me plait bien.

Et ils continuèrent à parler de leurs projets tranquillement. Alex était surpris de voir à quel point leur conversation était profonde et intéressante ; il avait certes toujours considéré Ed comme quelqu'un de très spirituel, mais n'avais jamais eu l'occasion de constater qu'il n'avait pas besoin de parler de choses  complexes pour l'être. Sans trop parler, il montrait qu'il s'intéressait aux propos de son interlocuteur, et nourrissait la conversation de remarques efficaces et pertinentes qui auraient pu la faire durer des heures sans blancs embarassants ni opinions convenues.

Carl arriva alors, cigare à la bouche, vêtu d'une chemise pourpre et d'un costume sombre. Ses cheveux, comme à chaque fois qu'il sortait, étaient ramenés en arrière, en un désordre savant et élégant. En les voyant, il souria largement, et après avoir écrasé son cigare, il les salua d'une vigoureuse poignée de main.
- Bon, les gars, ça vous dirait qu'on se boive un verre ailleurs ? Ya un type qui me revient pas trop là bas. Enfin c'est réciproque, vu que sa femme était folle de moi, dit-il en riant.

Ils acquiescèrent, mirent leurs manteaux et sortirent. Comme ils ne savaient pas où aller, Alex leur proposa d'aller au Moonlight Sonata, ce qu'ils firent.

Ils marchèrent pendant un gros quart d'heure, se racontant les dernières nouvelles, se faisant de petits commentaires sur les femmes qu'ils croisaient – Carl était spécialiste en la matière, et trouvait toujours un mot d'esprit à faire ; son côté Don Juan était un peu sa marque de fabrique.

Ils arrivèrent au Moonlight Sonata, dont le néon d'un beau bleu grésillait comme à son habitude. Alex était heureux d'y amener ses amis, et ne se souciait pas d'y croiser Emma. Et justement, fort de la présence d'Ed et Carl, il lui prouverait par son indifférence la facilité qu'il avait eu à passer à autre chose. Mais Emma n'était pas là. Ils allèrent s'installer à une table au fond de la salle, à côté d'une assemblée de jeunes femmes émèchées qui gloussaient à fréquence régulière.

Carl paya la tournée, et Alex prit le temps de savourer la mélodie douce que jouait avec brio le trompettiste pendant que Carl taquinait Ed. Pendant quelques instants, il se vit comme de l'extérieur, avec ses amis et dans ce cadre agréable, et cette vision le réjouit. Aussi reprit-il gaiement part à la discussion.

- Allez Ed, oublie la... Après, je comprends que ça fasse longtemps et que tu ne saches plus comment t'y prendre pour séduire la donzelle. Mais j'ai confiance, franchement. Déjà tu es loin d'être con, ça c'est évident – bon après, ça suffit pas, c'est encore plus évident. Mais ton petit regard de chien battu, ça les fait craquer. Je te demande pas de te jeter dans le grand bain tout de suite, mais entraîne toi au moins un peu. On va te trouver un petit bassin. Ou alors, même, tu as le pédiluve à disposition, dit-il en riant, accompagnant ces mots d'un geste de la tête vers la basse-cour voisine.

Alex éclata de rire.

- Rien ne nous prouve que ta légende est fondée, Carl, lança-t-il alors en riant. Je suggère donc que tu fasses la première démonstration. Faisons un petit jeu. On te désigne la fille. Si tu réussis à avoir son numéro, tu choisiras ma proie, et j'en ferai de même pour Ed.
- Marché conclu ! s'exclama Carl en reposant son verre brusquement. Tu vas voir si ma légende est fondée. N'hésite pas à choisir dans le grand bain.

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