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3 mars 2011

Moonlight Sonata - n°19

   Une douleur lancinante accompagna l'ouverture des paupières, premier signe de vie après une longue torpeur vaseuse. Avec un atroce mal de crâne, Alex se redressa dans son lit. Il était tout habillé — il avait même gardé ses chaussures. Le réveil s'alluma alors, diffusant assez fort un air qu'Alex aimait, ordinairement, mais qu'il trouvait aujourd'hui insupportable et tonitruant. Il se leva précipitamment pour l'éteindre avec mauvaise humeur, et se rendit dans la salle de bain pour prendre une douche. Il enleva ses chaussures, son pantalon, et sa chemise dont le blanc avait été souillé par plusieurs taches, et alluma le pommeau de douche. L'eau n'était ni trop chaude, ni trop froide. Pendant quelques instants, cette agréable sensation lui fit oublier la cinglante douleur qui frappait en rythme contre les parois de son crâne. Il se savonna alors. Commençant par le buste, il s'attarda sur les poignets. Oui, il y avait quelque chose de bizarre. Son poignet était nu. Pourtant, il n'avait pas souvenir d'avoir ôté sa montre. Il vérifia parmi ses affaires sur le sol et sur le bord du lavabo : pas de trace de sa montre. Il finit alors de se doucher rapidement, inquiet, pour aller vérifier près de son lit si sa montre y était. Elle était la seule chose qu'il lui restait de son père, il ne pouvait pas la perdre. 

Il eut une petite bouffée d'angoisse à l'idée qu'il avait pu la perdre. Non seulement elle valait cher, très cher, mais surtout, c'était un objet qui représentait tellement de choses pour lui... Son père n'était pas quelqu'un de très bavard ; il lui avait peu parlé de son vivant. Aussi Alex n'avait jamais trop su ce qu'il pensait de lui. Son père avait toujours été là, comme une de ces choses immuables et fixes, dont on n'imaginait pas qu'elles puissent disparaître. Il n'était pas beaucoup intervenu dans l'éducation de ses fils, laissant les choses du quotidien à son épouse. Il se contentait d'acquiescer à la plupart des décisions de sa femme, comme s'il avait peur de pervertir quelque chose d'équilibré en donnant son avis. Alors qu'Alex croyait avoir déçu ses parents en allant chercher un destin plus brillant en ville, comme s'il était ridicule de courir après des gloires étincelantes, son père lui avait un jour dit qu'il était heureux du chemin qu'il donnait à sa vie, et qu'il ne se soit pas contenté de suivre les traces de son frère aîné, qui menait une existence plus rangée. Et il lui avait alors confié cette montre, sa montre. Il l'avait achetée en Suisse, à la fin de la guerre, avec sa paye. Il l'avait toujours portée, aussi voir son père sans lui avait fait tout drôle; comme s'il avait perdu une partie de lui-même, ou qu'il était nu. Il s'était alors dit qu'il avait dû recevoir bien plus qu'une montre. Quoi ? Il ne l'avait pas encore compris.

Il sortit vite de la douche, et se sécha grossièrement, avant de courir près de son lit. Il vérifia sur la table de chevet, en dessous, à côté... rien. Il passa au crible le reste de son appartement : toujours rien. Où pouvait-elle être ? Il ne se souvenait de pas grand chose à propos de la soirée de la veille, aussi n'avait-il aucun indice pour guider sa recherche. La gorge serrée, il se décida alors à appeler Carl – Carl était un moins gros buveur que Ed, et tenait mieux l'alcool : il serait donc plus à même que ce dernier de lui raconter comment ils avaient occupé leur soirée. Carl répondit au bout de plusieurs sonneries, et lui donna rendez-vous dans un petit café, à mi-chemin entre leurs deux appartements.

Quand il y arriva, Carl était déjà assis, en face d'un café fumant. En l'apercevant, celui-ci en commanda un deuxième, et se leva pour saluer son ami.

- Comment vas-tu ? Quelle soirée hier, n'est-ce pas... encore un peu endormi.
- J'avoue que je ne me souviens plus de grand chose... Et justement, ce matin, en me levant, je me suis aperçu que j'avais perdu ma montre. J'y tiens beaucoup, tu ne saurais pas où j'ai pu la laisser ?

Carl lui raconta alors la soirée : le défi, la rencontre avec Emma, Tony et le coup de poing, le Mosquito – Alex fouilla alors dans sa poche, et y trouva la breloque –, les paris sur les combattants.

«  On a pas mal joué en fait. Tu as gagné les deux premières fois, donc tu t'es mis à miser plus gros, et tu as commencé à amasser un certain petit pactole. Mais alors tu l'as perdu. Donc tu as voulu le récupérer en mettant ta montre en jeu – c'est le pote bizarre d'Ed qui te l'a proposé –, pensant que c'était gagné, et puis voilà, tu as perdu. Je t'en aurais empêché, mais j'étais parti pisser. C'est Ed qui me l'a raconté quand je suis revenu – il était pas bien frais d'ailleurs, il a croisé sa copine, qui était avec un autre mec. Du coup il s'est énervé, il a rompu avec elle, et est devenu assez violent avec l'autre mec. Ça a dégénéré, et du coup on a dû partir vite du Mosquito. Sans ta montre donc. Mais je sais pas du tout à qui tu l'as donnée... On peut jamais pisser tranquille, c'est fou. »

Alex rit un peu à cette dernière phrase, mais ces nouvelles l'inquiétaient un peu. A qui l'avait-il laissée ? Comment allait-il retrouver ce type ?

Ils décidèrent alors d'aller voir Ed, à la fois pour qu'il les amène au Mosquito – ils avaient oublié où il se trouvait –, et pour le réconforter après les événements d'hier soir. Celui-ci les accueillit, la mine défaite, les cheveux encore plus en bataille que d'habitude.

«  Etrangement, je me sens bien. Mieux que ces derniers temps en tout cas. Vous devez pas me croire, vu ma tronche, mais c'est vrai. Ça me pourrissait la vie ces histoires. Et puis comme ça j'aurais plus de temps pour traîner avec vous. »

Les trois amis reprirent alors le même chemin qu'ils avaient pris la veille, mal réveillés dans leurs atours dépareillés, mais liés par une proximité nouvelle qui leur réchauffait le coeur.

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